samedi 11 avril 2009

(in) Justice ...

Certains êtres étranges passent leur temps libre à écumer les salles d’audiences du tribunal administratif. D’aucuns pourraient croire que le spectacle n’en vaut guère le détour ; la procédure étant écrite, il est vrai que l’audience n’est pas un moment privilégié de débat. Si vous voulez du verbe, des plaidoyers, de l’action et du sang sur les murs, mieux vaut vous rabattre vers le pénal et le correctionnel. Il suffit de lire Maître Eolas & co pour apprécier. N’allez pas croire pourtant qu’au tribunal administratif –TA pour les initiés, rien ne se passe. Certes, il faut s’y connaître un minimum, maîtriser les codes (au sens profane, comme au sens juridique) pour pouvoir s’y retrouver. Une audience au TA est un peu comme une pièce de théâtre présentée en langue étrangère : il n’y a pas de sous titres. Si vous ne parlez pas la langue, vous y perdez forcément.


Je me souviens de cette audience, par une après midi estivale, il y a deux ans. Ce devait être la 2ème ou 3ème fois que je mettais les pieds au tribunal. Pour voir. J’étais curieuse. J’avais appris «les bases», et toute aventurière que je suis, j’étais venue explorer cette terre inconnue armée de quelques notions de survie. Et je confrontais mon savoir tout frais à la réalité d’une audience. A gauche, la greffière. Au centre, derrière un imposant bureau, le président, assisté de deux conseillers. A droite, le commissaire du gouvernement –désormais « rapporteur public », mais à l’époque, on l’appelait encore commissaire… Dans la salle, quelques personnes, quelques avocats en robe, dossiers sur les genoux. Face à l’estrade de velours rouge, deux bureaux, de part et d’autre de l’allée centrale, en face du président. La greffière appelle la première affaire du rôle. Les parties s’avancent, et prennent place chacune à un bureau. On se lève pour parler au président, qui donne la parole d’abord au rapporteur, puis aux parties, puis au commissaire du gouvernement, pour l’exposé de ses conclusions. A chaque fois, le rapporteur résume brièvement les faits, les avocats s’en rapportent à leurs écritures (la procédure étant écrite, nul besoin d’en rajouter). Puis le commissaire vient présenter son avis juridique dûment argumenté sur l’affaire, répondant aux moyens soulevés par les parties. Il conclut au rejet de la requête, à l’annulation de la décision faisant grief, au versement de dommages et intérêts, etc… C’est à l’exposé de ces conclusions que l’audience administrative doit tout son intérêt.


Mais ce jour-ci était particulier. C’était une audience particulière.


Les affaires avaient toutes pour objet d’obtenir la condamnation de divers centres hospitaliers ; j’en déduisais qu’il s’agirait pour l’après midi de contentieux de la responsabilité hospitalière. A défaut de spectaculaire, il y avait pourtant du dramatique ; la plupart des « parties représentées » étaient des « ayants droit ». Comprendre : les veufs et veuves, ou les descendants. Apparemment, quand on vient chercher la responsabilité d’un centre hospitalier devant le TA, c’est que quelqu’un est mort, a été amputé d’un membre, empoisonné accidentellement, a perdu de la « qualité de vie », et j’en passe. Je saisissais des bribes d’histoires, un aperçu des drames personnels entre les lignes des conclusions du commissaire. Les mots étaient parfois durs, lorsqu’ils se bornaient à qualifier, objectiver, quantifier des souffrances que j’avais de la peine à imaginer. Mais ce n’étaient que des mots. Une jeune avocate s’était installée au bureau, et enchaînait les affaires. Elle ne cherchait pas l’apitoiement des juges, et s’accommodait parfaitement de cette neutralité. Ses arguments étaient juridiques, leur décision serait impartiale.

Les avocats partis, la greffière a appelé les affaires suivantes. Une à une, les parties se sont succédées au bureau, ne présentant aucune observation, écoutant les conclusions, avant de repartir. J’observais les gens présents dans la salle, essayant de deviner quel motif les avaient amenés ; qui avaient-ils perdu, de quoi avaient-ils souffert, pourquoi étaient-ils ici aujourd’hui ? Impossible ou presque, de distinguer l’orpheline de la veuve. Ici, les « délais » de jugement avaient gommé les traces. La colère et la douleur de l’accident avaient eu le temps de cicatriser, dès lors que plusieurs années s’étaient écoulées entre l’accident et le jour de l’audience. Les veuves ne pleuraient pas. Les handicapés avaient surmonté l’épreuve. Tous avaient accepté ce qui leur était arrivé. Ils venaient chercher un chèque, pour la plupart. Tous, sauf un. Un couple avait retenu mon attention. La femme, un peu forte, d’une quarantaine d’année, était assise épaules courbées, tête baissée, et pleurait en silence, à demi dissimulée derrière un rideau de cheveux châtains. L’homme à ses côtés, était assis droit sur sa chaise, inexpressif, le regard vide. Même la Marianne au fond de la salle derrière les juges avait un regard davantage empreint de lumière et de chaleur, et pourtant, ses yeux à elles étaient sculptés dans le marbre. Quelque chose leur était arrivé, à tous les deux. Lorsque la greffière a appelé leur affaire, l’homme s’est levé mécaniquement, sans bouger la tête ni cligner d’un œil. On aurait dit un automate. D’un geste, il a secoué doucement l’épaule de sa femme, comme pour la réveiller. Puis il est allé s’asseoir au bureau, le regard toujours fixé dans le vague, quelque part au fond de la salle. La femme est venue s’asseoir à côté de lui, toujours voûtée, les joues toujours brillantes de ses larmes silencieuses. Le président a donné la parole au rapporteur, et ses mots pesaient plus lourd qu’une sentence. Mme X avait été admise au CHR Y pour un accouchement. Il y avait eu des complications, le médecin accoucheur avait dû pratiquer une césarienne. Il y avait eu des complications. Mme X a souffert d’une paralysie de la hanche. Le nourrisson avait survécu 72 heures. Et il était mort. M. et Mme X se retournaient contre le CHR Y et demandaient réparation des préjudices résultant du handicap partiel de Mme X et de la mort de leur enfant. La procédure avait été diligentée contradictoirement, des mémoires avaient été échangés, et c’était en cet état de l’instruction que l’affaire se présentait à l’audience du jour pour qu’il y soit statué. Il y avait quelque chose d’indécent, de profondément outrageant dans le ton neutre, expéditif, professionnel du magistrat. C’était un drame qu’on ne souhaite à personne, une souffrance que l’on n’imagine pas qu’il venait d’établir en quelques phrases, et d’affubler vulgairement de ce qualificatif insupportablement banal : des « faits ». La salle était parfaitement silencieuse. Elle était presque vide, et avait été silencieuse tout au long de l’audience. Mais ce silence-là était différent. Le président l’a rompu, pour donner la parole aux parties. Le CHR n’était ni présent, ni représenté. Le président a voulu passer la parole à Mme X, s’est adressé à elle, mais elle n’a pas levé les yeux. Elle sanglotait toujours. Il s’est alors adressé à M. X, lequel, mécaniquement, s’est levé, et a pris la parole : mais n’a pas su en faire usage. Il a bien articulé des mots, mais il omettait de les articuler ensemble. Il n’arrivait pas à faire une phrase audible. « M. le juge… M. le président… je …. Ma femme… Je voulais dire… pour nous… c’est… » Dans la salle, chacun évitait de croiser le regard de quelqu’un d’autre. Puis, ces quatre mots, enchaînés, une déclaration totalement superflue étant donné les circonstances : « ça nous a détruits ». Silence. «M. le commissaire, vous avez la parole pour vos conclusions ». Je ne sais pas ce que j’aurais préféré. Que ce soit la faute du CHR, une faute inexcusable, que l’Etat soit condamné à verser dix millions à M. et Mme X, que le médecin accoucheur et l’infirmière préparatrice soient chacun condamnés à de la prison pour cette faute inexcusable ; ou au contraire, que tout n’eût été qu’un terrible mais regrettable accident, qu’absolument tout eût été mis en œuvre pour la santé et la sécurité de Mme X et de son enfant, mais que, pour des raisons qui ont échappé aux médecins, aux experts et aux juges, absolument rien ne permette d’expliquer pourquoi l’irréparable est arrivé, comment il aurait pu être évité. Aurais-je préféré qu’on ne puisse y voir qu’une intervention divine, un drame inexplicable ? Je détestais entendre de la bouche de ce jeune commissaire du gouvernement que… les torts étaient partagés. Le médecin accoucheur n’avait commis aucune faute. L’infirmière en revanche, avait injecté à Mme X un produit auquel elle s’était révélée être allergique ; elle a eu une réaction qui aurait pu être évitée, si Mme X n’avait pas omis de signaler une condition préexistante dont elle se savait porteuse ; qui aurait également pu être évitée si l’infirmière avait pris la précaution de demander explicitement à Mme X si elle ne souffrait pas de cette condition ; en tout état de cause (une façon juridiquement correcte de dire « peu importe »), l’injection du produit incriminé n’avait causé que la paralysie partielle de la hanche. Le médecin accoucheur, lui, n’avait pas commis la moindre erreur. Le bébé était né malade. Il avait été transféré immédiatement au service de néonatalogie, et transporté en hélicoptère vers un hôpital spécialisé, mais cela n’avait pas suffi. Il avait vécu trois jours. Les conclusions étaient claires, précises, difficilement discutables. Le commissaire avait bien identifié ce qui relevait effectivement de la responsabilité du CHR, et ce qui ne pouvait qu’être regardé uniquement comme un terrible accident, dont personne ne saurait être tenu pour responsable.

Vint le moment de proposer les sommes que le CHR devra verser à M. et Mme X au titre des dommages et intérêts qu’ils réclament ; le commissaire n’étant pas un juge, ces sommes n’étaient que des propositions qu’il adressait aux trois magistrats. Libre à eux de le suivre, ou d’en décider autrement. Complètement ignorante de la valeur que pouvait bien avoir une hanche, je l’écoutais presque amusée rappeler diverses jurisprudences, calculant les montants des indemnités proportionnellement au pourcentage de handicap résultant de la paralysie partielle ou totale d’un membre ; 3 000 euros apparemment, pour une paralysie partielle de la hanche gauche. Je note.


Puis il y a eu cette phrase, qui m’a glacé le sang. Elle a raisonné dans la salle et fait écho dans ma tête avec une violence inouïe. Un son insupportable que je n’oublie pas.


«(…) préjudice que vous avez l’habitude d’évaluer à hauteur de 7000 euros ».


« préjudice », c’était la mort du nourrisson. L’expression ferait hurler un profane, mais il faut avouer que d’un point de vue juridique, un préjudice, c’est très grave. Mais tout de même. Il y avait un décalage dérangeant entre le mot et la réalité à laquelle il entendait renvoyer.

« 7 000 euros », c’était donc la « valeur » d’un nourrisson de trois jours. S’il avait vécu plus longtemps, la somme aurait sans doute été plus importante. Ce n’est pas la somme en elle-même qui m’avait choquée. C’était simplement le fait d’avoir pu mettre une somme sur ce « préjudice », d’avoir mis dans la même phrase la mort d’un nourrisson, « évaluer », et une somme chiffrée. Pour moi c’était impossible. Si la douleur est inimaginable, incalculable, comment pouvait-on la convertir en euros ?

Le pire dans cette phrase, c’était le mot « habitude ». Comment, comment des « faits » aussi insupportables à entendre, une souffrance si présente qu’elle accompagne M. et Mme X jusque dans cette salle d’audience, comment ce tremblement de terre dans la vie de ces inconnus, comment la foudre qui avait frappé ce jour-là pouvait-elle être une « habitude » ? C’est «habituel» «d’évaluer» des «préjudices» «à hauteur» de «7 000 euros» ? Si c’était cela qu’être juge, je ne voulais rien avoir à faire avec eux. Je sentais la colère monter, tandis que cette phrase résonnait dans ma tête. Je fixais M. et Mme X. Elle était toujours dans la même position. Lui avait enfin bougé la tête : il regardait désormais le commissaire du gouvernement, lequel concluait à la condamnation du CHR au versement d’une somme de 10 000 euros au titre des dommages et intérêts. Il s’assoit. C’était avant la réforme, on ne pouvait pas répondre aux conclusions du commissaire. De toute manière, il n’y avait rien à répondre. M. X tourne lentement la tête du commissaire vers le président. Pour la première fois, son regard s’allume légèrement, comme s’il apparaissait enfin derrière ses yeux. Il murmure «et maintenant ?» Tous les yeux sont sur lui. Le président n’a plus sa voix neutre, stricte et sûre de juge impartial. Il lui parle sur ce ton compatissant et indulgent de celui qui essaye de panser des plaies béantes avec des mots. «Vous avez compris? Vous allez -sans doute- être indemnisés.» C’était un raccourci bien sûr, le commissaire donne son avis mais ne juge pas ; mais M. X était venu aujourd’hui, et puisque personne ne pouvait lui donner ce qu’il était venu chercher, il fallait au moins lui donner quelques mots. Silence. Immobile. «Merci» Silence. Le président se racle la gorge, tente de reprendre sa voix solennelle pour annoncer la mise en délibéré de l’affaire, et informer les parties qu’elles se verront notifier la décision du tribunal dans trois semaines. Puis il ajoute, presque dans un souffle : « Courage ». M.X a disparu à nouveau derrière son regard figé, il se lève, secoue l’épaule de sa femme. Il veut dire quelque chose aux magistrats, mais il semble redevenu incapable d’articuler. Sans un mot, il se retourne et sort de la salle, suivi par sa femme, toujours en pleurs. Le pesant silence et la terrible ambiance de drame qui les avaient accompagnés quitte lentement la salle. Chacun soupire, et le président retrouve sa voix. « Veuillez appeler l’affaire suivante, s’il vous plait ».


Je ne me souviens pas de l’affaire suivante. Je ne me souviens pas des affaires qu’il y a eu avant celle-ci. Je me souviens de cette phrase insupportable, de la souffrance qui accompagnait ce couple, et qui était douloureusement perceptible dans l’air de la salle d’audience, ce jour-là. Je me souviens de ces magistrats, dont le professionnalisme et la neutralité m’avaient exaspérée, choquée, presque révoltée. Mais je me souviens des quelques mots du président, qui s’étaient voulus apaisants, et avaient réussi à reconnecter, pour quelques instants, M. X avec la réalité qu’il semblait subir. Je me souviens que la mort du nourrisson n’était pas une faute, certainement pas imputable au CHR, mais que le commissaire avait tout de même proposé un dédommagement, même si le mot est parfaitement inadapté, qu’on ne peut pas « dédommager » un tel drame. Je me souviens de ce jeune commissaire du gouvernement, qui s’excusait presque de n’avoir pas trouvé de fautes, qui avait semblé vouloir condamner Dieu et les Saints s’il avait pu le faire.


Je n’aurais pas aimé être à la place des trois magistrats de la formation de jugement ce jour-là. Je ne sais pas si j’aurais pu être juge, alors que chaque fibre de mon corps me criait d’être humaine. Ces juges-là avaient su être les deux. Ne pas laisser l’émotion prendre le dessus sur le droit qu’ils ont pour devoir d’appliquer et de faire respecter ; ne pas laisser l’objectivité du droit l’emporter sur leur humanité. Je suis admirative de ce président qui avait su malgré tout sortir un instant de son armure d’impartialité pour offrir une parole réconfortante. Il n’était pas sorti de son rôle. Il avait simplement essayé de rendre un peu de justice à ces gens, dont la situation n’avait rien de juste. Rien d’acceptable. Il n’y avait pas grand-chose à faire pour eux ; mais le peu de justice que les hommes pouvaient leur rendre leur a effectivement été rendue.


J’ai bien l’impression que ce jour n’avait rien de particulier, que cette audience n’était pas particulière. Que c’était sans doute le quotidien du contentieux de la responsabilité hospitalière. Dans le doute, et sous le choc, je ne suis jamais allée vérifier. Fonction publique, marchés publics, urbanisme, fiscal ou référés, toutes les audiences publiques retiennent mon intérêt. Mais je ne suis jamais retournée assister à une audience de responsabilité hospitalière. Je crois que ce jeune commissaire du gouvernement y officie toujours.


Je pense souvent à la maxime qui orne l’entrée de la faculté de droit. « Que la Justice soit forte, et que la force soit juste ». Et pourtant ce jour-là, la salle était dominée par un sentiment d’impuissance. Jamais la « Justice » ne m’avait semblé aussi impuissante face au drame personnel, jamais les aléas de la vie n’avaient semblé aussi violents, insurmontables, jamais la solitude n’avait à ce point rappelé les murs d’une prison ; la « Justice » était bien impuissante ce jour-là, face au désarroi de M. et Mme X.

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