dimanche 25 octobre 2009

Souvenirs, Rue de la Clef

[NDLR : commencé en février 2009, terminé le 22 octobre 2009, TGV de 20h11.]

C'est ma rue préférée, à Lille. A quelques pas de la Vieille Bourse, repaire des bouquinistes et des joueurs d'échecs, elle relie discrètement la place de l'Opéra à celle de Bettignies, dans le Vieux Lille. Une petite rue étroite et sinueuse, aux pavés usés par les pas des passants, parallèle à la rue des Arts.

J'aime jusqu'à son nom, ce petit objet mystérieux, très commun mais si précieux : la clef. J'aime ses boutiques intrigantes, tendances, vintage, détente, jusqu'aux muffins du Notting Hill Café. J'aurais passé des jours entiers à l'intérieur de cette petite librairie, à la vitrine ornée d'extraits de pièces de théâtre, si mon père (et principal sponsor financier) ne s'était empressé de m'interdire d'approcher cette boutique à moins de dix pas (sous peine d'opposition immédiate sur ma carte bleue). Je change de trottoir. Soupir… Ah, si j'étais riche !

Et puis, rue de la Clef, il y a ce petit restaurant qui ne paie pas de mine, et pourtant, c'est le meilleur italien de Lille. De Lille que dis-je ? De France et de Navarre assurément ! Je l'avais repéré à sa carte, rédigée en italien et présentée sur du vieux parchemin. Et puis, je l'ai trouvé surprenant. La salle était au sous-sol, invisible depuis l'entrée, dont le décors avait à lui seul de quoi étonner : les murs étaient couverts d'une vieille tapisserie sombre, laquelle tombait en lambeaux par endroits, découvrant une autre tapisserie plus ancienne encore. Un peu partout pendaient de lourds rideaux de velours jadis rouges, assombris par la poussière et rongés par le temps. Ça et là de vieux tableaux aux cadres kitsch pendaient nonchalamment, à moitié décrochés. On se serait cru dans l'antichambre du comte Dracula.

Je m'étais alors contentée de prendre leur carte de visite. Puis j'étais revenue, avec mes parents, un week end de juillet, alors qu'ils étaient venus m'emménager dans mon nouvel appartement. Nous étions allés dîner chez Ricordi, rue de la Clef. Si le décor de l'entrée du restaurant avait de quoi surprendre, la salle à dîner n’avait pourtant rien à lui envier : une dizaine de marches étroites enroulées sur elles-mêmes plus bas, et l'on se retrouvait dans une chapelle. Une vingtaine de couverts tout au plus, en deux tablées parallèles séparées par une allée. Au fond, "l'autel" de ce sanctuaire : deux tables rondes, mais surtout, une statue de la Vierge pour présider l'Office. Surprenant alliage d'antique et de moderne dans le mobilier, de kitsch et de sacré dans la déco. Et puis, c'était une cave, et sa fraîcheur contrastait agréablement d'avec la pesante atmosphère de ce jour de grande chaleur.

Nous avions passé une excellente soirée, dans cette ambiance singulière, attablés devant un grand art de cuisine italienne. Un miracle fait des plats les plus simples. Des pâtes fraîches et du vin au goût ensoleillé.

La qualité de cette cuisine, aussi humble que délicate, je l'avais retrouvée sous le soleil d'Italie, avec des accents toscans. J'y repensais, pendant cette année italienne. Diable que ces divines saveurs allaient me manquer, une fois rentrée à Lille. Je gardais précieusement dans mon portefeuille la carte de visite de mon restaurant lillois, Ricordi. Comme un talisman contre la distance qui s’étale, et le temps qui s’enfuit, une amulette qui me permettrait d'ouvrir mes souvenirs, pour en extraire les saveurs et les parfums de mon histoire italienne, de les ouvrir comme on feuillette un livre, lorsque la nostalgie des jours de pluie viendrait me ronger l'âme. C'étaient évidemment beaucoup de responsabilités confiées à une petite carte. A un petit souvenir…

J'avais l'habitude de passer rue de la Clef pour me rendre dans le Vieux Lille, le soir. Julia habitait place Louise de Bettignies, et lorsqu'elle n'était pas notre hôte, nous commencions la soirée à l'Australian Bar. De retour d'Erasmus, au quotidien lillois, les soirées se sont faites beaucoup plus rares. Ce n'est qu'au beau milieu d'une nuit de novembre que mes pas m'ont conduite, à nouveau, rue de la Clef. Plus que jamais ce soir-là, ce boyau bordé de hautes façades vieillissantes, irrégulièrement pavé, me rappelait les travées médiévales de mon QG Toscan. Il y avait tellement de Sienne dans cette rue, jusqu'à ce vent glacé de novembre, qui me battait les jambes (fort peu couvertes au demeurant…).

Je descendais vers l'Opéra, cherchant du regard mon précieux refuge. Mais il n'y était pas. Je l'avais sans doute dépassé sans m'en rendre compte. Après tout, la soirée avait été arrosée… (modérément, cela s'entend.)

Deux fois j'ai parcouru, fébrile, cette rue si familière et ce soir, tellement étrangère. Ignorante du froid piquant qui me mordait les doigts, j'ai sorti la précieuse petite carte de mon portefeuille, comme pour vérifier qu'elle au moins était toujours là ; que je ne l'avais pas rêvée.

N°20, rue de la Clef.

Jamais je n'ai été aussi désespérée de me trouver face à la vitrine d'un magasin de chaussures. D'ordinaire, cette situation me procure la plus grande joie. Mais pas ce soir. Je fixais la vitrine et le reflet sombre qu'elle me renvoyait. Ricordi n'était plus là. C'était comme si l'Italie toute entière, Rome et la Sicile n'avaient été qu'un souvenir. Sienne, les apéro, les oliviers, le chianti, les pâtes, les rires, les flirts, comme si tout ceci n'était plus qu'un souvenir, tout comme mon refuge était ce soir réduit à ce petit bout de carton, plié dans mon portefeuille.

Ce qui me frappait ce soir, n'était rien d'autre qu'une évidence à laquelle je semble tout simplement ne pas pouvoir me faire. Le temps passe. Le temps avait passé. Sienne, c'était il y plus d'un an déjà. Le dîner de famille chez Ricordi, mon déménagement, c'était il y a près de trois ans déjà. Le temps passe et m'échappe, les secondes filent et disparaissent comme des grains de sable à travers un tamis. Elles filent et entraînent avec elles des minutes, lesquelles, l'air de rien, font évader des heures, qui feront passer en douce des jours, des semaines, des mois, et tout à coup, c'est tout un an qui a filé sans qu'on ne s'en soit rendu compte. Maudites secondes. Je déteste perdre mon temps. A chaque seconde qui file, j'ai le sentiment de laisser échapper ce temps précieux, que je surveille constamment, ardemment, assidûment, consciencieusement…par obsession. Agenda, calendrier, planning, alarmes, Reminder, je chronomètre, je millimètre, aveuglée par l'illusion de pouvoir le contrôler : si j'enferme les secondes, le temps ne pourra plus m'échapper. C'est peine perdue, ou pure folie, évidemment, que d'espérer arrêter un mouvement perpétuel !

Mais en ce soir de novembre, l'évidence s'est enfoncée en moi, aussi perçante et douloureuse que ce vent froid qui me transperçait les os. Méprisant mes actions, défiant mon contrôle, envers et contre ma volonté, le temps avait passé, malgré moi.

Mon arrivée à Lille, Ricordi, l'Italie, ce sont des souvenirs. Rien de plus, mais rien de moins. Ils font partie de ma vie, partie intégrante de cette vie qui avance, envers et malgré moi, emportée par le flot de ces secondes insolentes, ce flot que personne ne peut contrôler. Personne n'a jamais le temps. Ce temps, il faut le prendre.

Depuis, je n'ai pas renoncé à l'illusion du contrôle, je suis simplement beaucoup plus sensible à ses limites. Et je me sers à loisir d'une heure ici, une semaine par là : pour moi, ma famille, mes amis, l'écriture. Parfois, je vais jusqu'à prendre le temps de le perdre. Comme un riche dilapide sa fortune, je me repais du plaisir coupable qu’est celui de jouir de cette précieuse ressource, comme si j’en avais à ne savoir qu’en faire ; je perds mon temps, assise à l’arrêt de bus, à la terrasse de ce café, dans le hall de ce cinéma, à regarder les passants, les gens, les acteurs et les figurants de ce spectacle permanent : ma vie. Ma façon très personnelle de marquer ma rébellion. Si le temps passe et nous entraîne, nous avons pourtant le choix : entre le prendre ou le perdre, le subir ou l’organiser, le vivre, ou le regretter.

Le temps a l’importance qu’on veut bien lui donner. Je l’ai perdu à feuilleter les pages du Ch’ti en cherchant fébrilement un nouveau restaurant italien, où partir me réfugier.

En fait, Ricordi n’a pas disparu. Ils ont juste déménagé. Et moi, j’ai toujours mes souvenirs. Rue de la Clef.



C.