Où serai-je dans dix ans ? Probablement pas en France. Ou alors, à Paris, entre deux avions. Un petit appartement parisien, où m’attendra le courrier de cinq mois. Il sera sommairement meublé par des antiquités ramenées de mes voyages. J’aurais vécu en Asie, voyagé en Afrique, séjourné en Amérique. J’habiterai en Europe. Il y a bien longtemps que je ne considère plus mes résidences temporaires comme un « chez moi » ; dix ans auront tôt fait d’aggraver ce phénomène.
Qui serai-je dans dix ans ? Une jeune femme active, hyperactive sans doute, le téléphone à une oreille, mon agenda électronique dans la main, cherchant de l’autre main mes clefs de voitures dans mon sac ; clefs qu’évidemment je ne trouve pas puisque ce sac à main contient tout une vie, mais peut importe, je ne sais plus où je suis garée, je suis en retard, je vais prendre un taxi. Mais c’est la vie que j’aurai choisie. Quel autre futur attend l’étudiante « surbookée », toujours volontaire, toujours partante, celle qui accumule les tâches et les responsabilités ? Nous ne sommes qu’à la mi-novembre et je suis déjà à genoux, rattrapée par les échéances auxquelles j’ai consenti ! Parce que c’est ma façon de vivre, à 100%, employer chaque minute de mon emploi du temps, métro boulot sport resto ciné dodo. C’est ma façon de défier le temps qui passe toujours trop vite quand je voudrais qu’il traîne, c’est de cumuler les activités pour tout faire, tout ce que je veux, et tant pis si les nerfs lâchent de temps en temps : c’est le prix à payer pour vivre malgré le temps. Et oui, j’estime même avec le recul que « péter les plombs » un jeudi soir après avoir mené un rapport de stage, une campagne électorale, trois exposés et deux dissert de front, c’est un prix acceptable. Oui, j’arrive un jeudi matin à me recoucher à 11 heures, épuisée, parce que voilà trois soirs que j’enchaîne apéro-dîner-soirée, lever aux aurores pour bosser, et qu’il arrive un moment où le corps dit non ; on recharge les batteries à coup d’heures de sommeil volées aux heures de la journée, on change les fusibles à coup de chocolat, de tours de parcs et de tasses de thé, et ça repart…
Avec qui serai-je dans dix ans ? Pas plus tard qu’hier, un ami pariait pour un mari et deux enfants… Je pense qu’il va perdre son pari. J’aime trop être seule pour envisager de renoncer à cette liberté à si brève échéance. J’aime beaucoup trop improviser, changer mes plans, changer de vie, rencontrer des gens, changer de cadre, changer de « groupe », changer de pays, changer tout court, que je ne vois pas qui pourrait s’accommoder d’une telle instabilité ; ce ne serait pas juste. Par ailleurs, et surtout, je ne pense vraiment pas pouvoir supporter moi-même un élément de stabilité tel qu’un mari. (Ne parlons même pas des enfants !) Je pourrais, mais pour combien de temps ? On me dit souvent « tu changeras d’avis », à l’affirmative, comme si c’était une loi naturelle, une obligation. Je ne sais pas. Peut être. Sans doute. Qui sait ? Mais je sais ce que je veux, et un mari n’en fait pas partie.
Qu’est ce que j’aurais fait dans dix ans ? J’aurais fini mes études. OUF ! C’est un fait, je serais dans la vie active. Mais depuis combien de temps ? Je viens à peine d’obtenir mon doctorat en droit public. Je serais commissaire du gouvernement –ironie de la vie, finir à ce poste après avoir fait de ce commissaire le bouc émissaire de toutes mes dissertations de droit public jusqu’au master ! Je serais professeur, maître de conférence à scpo Lille (qui viendra tout juste d’emménager dans ses nouveaux locaux.) Non. Après un stage long en entreprise, je suis embauchée en septembre 2010. Deux ans plus tard, c’est l’expatriation ; et là commence la longue liste de mes déménagements successifs, aux quatre coins du monde, là où l’entreprise se développe. Novembre 2018, je suis à Paris, Julia m’appelle pour m’inviter à sa pendaison de crémaillère, vendredi 20. Je saute dans le TGV. Voilà pourquoi je débarque en tailleur avec mon attaché-case, à parler espagnol au téléphone (avec le décalage horaire, c’est la bonne heure pour appeler Santiago). Je m’excuse de ne pas pouvoir rester, je pars de Roissy demain après midi (séminaire à Hong Kong !). Ou encore, (plus réaliste), j’enchaîne les stages et les périodes de recherche d’emploi. J’évacue la frustration de ces jours sans bonnes nouvelles en poursuivant l’écriture de mon roman, que je réussirai finalement à publier, à peu près au même moment où je trouverai un travail. Je m’installe à Paris, dans un petit appartement mal rangé, noyé sous les brouillons de mes deuxième et troisième livres, que j’aurai évidemment commencés en même temps. Avocate spécialisée en droit des étrangers, je mettrais tout mon zèle à attaquer les APRF, OQTF et tenter d’empêcher la déportation des victimes du M3I (dont l’activité ne devrait pas décroître d’ici dix ans.)
Dix ans me semblent une éternité, et pourtant, c’est après demain. Il y a tellement de possibilités, et je ne sais pas laquelle choisir. Je suis incapable d’établir une hiérarchie de préférences entre ces hypothèses. Mais il y a des constantes : l’indépendance –je n’utilise pas « solitude », parce que c’est connoté négativement, c’est perçu comme une fatalité alors qu’au contraire, j’en fais le choix ; et ce n’est pas facile de se dégager des moments de solitude dans la société d’internet et du téléphone portable. A moins d’être asocial, et ce n’est pas mon cas, la semaine est vite passée entre un dîner chez truc, un verre avec machin, un ciné avec bidule, et une crémaillère le vendredi… ! Il y a l’écriture, qui va nécessairement avec « l’indépendance » : avoir le temps, prendre le temps d’écrire, c’est aussi prendre le temps de trier ses pensées, ses souvenirs. Quand on raconte à quelqu’un, on exprime ses émotions. Quand on les laisse décanter à l’intérieur, on les transforme en matière brute, à travailler à la plume… La troisième constante, c’est le voyage. Bouger, visiter, voir, voyager, ce sera un impératif. Et si ce n’est pas par nécessité professionnelle, alors ce sont mes cinq semaines de congés payés qui y passeront. Mais quoiqu’il arrive, je ne resterai pas toute ma vie en France, à parler français. C’est fort peu probable. Quatrième constante…hyperactivité. Quoiqu’il arrive, je vais occuper mon emploi à outrance, au-delà de mes capacités. Ça a toujours été le cas, je ne vois pas pourquoi dix ans de plus m’ôteraient cette habitude. Personne n’a jamais le temps, il faut le prendre, et je me sers allègrement quand il s’agit de se rendre utile, d’être volontaire, d’essayer, de s’amuser.
Hum… Voilà plus d’un an que je me pose sérieusement la question de « l’après ». Il était évident que je n’allais pas la résoudre en arrêtant un déguisement pour ce soir. Mais parce qu’il va bien falloir que je me déguise, il va bien falloir que je choisisse…au moins provisoirement… Histoire d’avoir, par l’intermédiaire des réactions des autres invités, au moins une réponse : et eux, où me voient-ils dans dix ans ?
Suspense… !
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