C’était la deuxième fois que je descendais en Sicile, cette année. J’y avais passé le nouvel an, et j’y retournais en compagnie de Chiara (la petite sœur de Francesca) pour y passer les fêtes de Pâques. La première fois, étant au départ de France, j’avais choisi l’option Ryanair Franckfort-Barcelone-Trapani. Bon c’est vrai que Franckfort c’est pas tout à fait la France, mais ne chipotons pas pour des détails. Au départ de Sienne, la solution la plus économique c’est le train jusqu’à Rome, et ensuite, le bus. Treize réjouissantes heures de voyage principalement de nuit ; notre capacité à en apprécier les joies plutôt qu’à en regretter l’inconfort est une marque de notre jeunesse –puisse-t-elle continuer ainsi ! Nous embarquions sur le ferry afin de traverser le bras de mer qui sépare Messina en Sicile de la Région Calabria sur les cinq heures trente ; le soleil se levait précisément pendant les vingt minutes que durait la traversée. J’ai pris des photos floues, qui ne sauraient rendre justice à la perfection du tableau. Un vent tiède nous fouettait le visage, c’était comme si nous nous étions endormies en hiver et réveillées au printemps. J’ai lutté contre la fatigue pour garder les yeux ouverts entre Messina et Trapani : il nous restait quatre heures de route à parcourir en Sicile, et c’était la première fois que je voyais ces paysages de jour ; et quelle journée ! Tandis qu’une vague de mauvais temps s’abattait sur l’Italie, qu’il s’apprêtait à neiger sur les hauteurs et venter sur les plateaux, le ciel et la mer de Sicile arboraient des tons de bleus insolents et moqueurs. Au loin, on distinguait l’Etna, impossible à confondre avec les sommets alentours. Puis, la route a longé la mer pendant plusieurs heures. Je me suis réveillée à Palerme, dans le fouillis des véhicules en tout genre qui prétendaient « circuler » dans les rues. Pour une image parlante, je renvois à Astérix et les Lauriers de César, centre ville de Lutèce. Entre Palerme et Trapani, les reliefs sont irréguliers, impossible d’y tracer une route ; il faut transiger en alternant viaducs et tunnels. Depuis les viaducs, la vue est imprenable. Le bus vole littéralement au dessus de la campagne, du vert, des oliviers, du ciel. Arrêt à la Marina ; T-shirt et lunettes de soleil : vous êtes à bon port. Bienvenus en été !
Enfin c’était bien la seule fois du séjour où j’ai pu me permettre d’être en T-shirt. Les jours suivants ont vu s’alterner Sirocco et Tramontane. Le Sirocco souffle chaud, mais souffle fort. Quand à la Tramontane, c’est un vent du Nord… et tout est dit ! J’ai du m’armer de trois pulls et un bonnet pour la balade sur le bord de mer. Mais je n’oubliais jamais de me débarrasser hâtivement de toutes les couches superflues chaque fois que je me faisais prendre en photo. Il faut que ça fasse vrai que diable !
Tout comme lors du premier voyage, j’étais accueillie par la famille Genovese, laquelle m’a gâtée et choyée mieux qu’un bataillon de mamies gâteaux. À ce stade, une mise au point s’impose. Certains se demanderont s’il était justifié de « sécher », comme on dit vulgairement, une semaine de cours pour aller se la couler douce au bord de la méditerranée. Je comprends tout à fait qu’on puisse se poser la question, je prendrais donc soin d’y répondre présentement : il ne s’agissait absolument pas de buller au soleil, mais bien d’approfondir mes connaissances linguistiques et culturelles à travers une immersion complète dans la culture régionale sicilienne. Cela inclut l’apprentissage du dialecte local (ou « sicilien »), la participation au folklore traditionnel (les célébrations de la semaine sainte), et bien évidemment, implique de se plier au régime alimentaire du coin (régime méditerranéen.) Je sens que certains sceptiques n’y verront quand même qu’un doux prétexte à la glande caractérisée, mais je vous arrête tout de suite. On m’a fait manger du poulpe bouilli (il était MAUVE) et des pâtes aux sardines, on m’a fait suivre la procession du vendredi saint pendant vingt-quatre heures, et fait répéter des centaines de proverbes en me corrigeant l’accent. Alors je ne vous permets pas !
La Sicile est un décor de cinéma ; ou un voyage dans le temps, au choix. On dirait que l’île est restée dans les années soixante. Tout est vieux, ou plutôt, rien n’a changé. Je n’ai pas vu une seule structure métallique qui ne soit pas rouillée, une seule façade dont le plâtre ne soit pas écalé, un seul panneau qui ne soit pas dépeint, décoloré. Je suppose que la fameuse mafia y est pour quelque chose dans cette sclérose. Que sa présence n’est pas visible aux gominés en tailleur rayé cigare aux lèvres et mitraillettes à la main, mais plutôt au délabrement général, conséquence sans doute d’un pouvoir politique absent, ou justement dépourvu de pouvoir… Je n’en sais rien, évidemment, je suppose c’est tout. Du coup, l’île arbore un style « décalé ». J’avais des envies de porter un bermuda beige taille haute avec des tennis, et de me faire une coupe au carré. (NDRL : fort heureusement, je suis remontée à temps !). Les célébrations de la semaine sainte commencent dès le mardi, avec la sortie de « la Madonna dei Massari ». « massari » est une catégorie socio-professionnelle. Je dirais « pasteur » mais ça m’a tout l’air intraduisible. Tous les ans, le mardi de la semaine sainte, les massari de Trapani portent en procession une image de la Vierge à travers les rues de la ville. Ce n’est pas la statue qui est remarquable en elle-même : il s’agit d’une espèce de pierre tombale sans doute en plastique, servant de cadre à un tableau de la Vierge, d’un style kitsch assez caractéristique. Le tout sur un char fleuri à outrance et garni de cierges, monté sur deux poutres, servant de prise à la quinzaine d’hommes qui portent ainsi le montage sur leur épaules au pas des tambours. Un orchestre suit la Madonna, emplissant les rues d’une musique indescriptible. Entre la marche funèbre et le chant populaire. La mélodie est triste, mais ce n’est pas l’impression qu’elle donne réchauffée par les cuivres. De temps à autre, les porteurs s’arrêtent, effectuent une sorte de danse sur place avec le char : la Madonna salue ses donateurs. Le cadre inférieur du tableau sert d’écrin à des dizaines de bijoux offerts par les fidèles. Croyant ou pas, la lumière des cierges, le pas des tambours, les visages crispés des porteurs, les veuves en pleurs aux balcons, et la chaleur triste de cette musique ne laissent pas indifférent. La procession commencent par la sortie de l’église sur les quatorze heures, et se termine au milieu de la nuit. Mais à l’occasion du vendredi saint, ce sont vingt chars, que vingt confréries porteront en procession, suivis de vingt orchestres, de quatorze heures à quatorze heures le lendemain. Chaque étape du chemin de croix est mise en scène par le biais de statues, vêtues et parées des étoffes et des bijoux donnés par les paroissiens. Les bouchers, les tailleurs, les vendeurs de fruits et légumes, les poissonniers, les boulangers-pâtissiers, les décorateurs, chaque profession porte son char, lourdement fleuri et cerclé de cierges. Impossible de ne pas être touché par la procession des veuves, toutes vêtues de noir, un cierge à la main, certaines pieds nus. La plus belle scène était selon moi la dernière du cortège. Une simple statue de la Vierge, vêtue de noir, le visage inexpressif. Ailleurs, les personnages arboraient tous des grimaces de douleur peu crédibles. Au fond, l’image de souffrance la plus manifeste, la plus parlante, c’était l’absence totale d’expression sur le visage d’une mère qui vient de perdre un fils. Je recommande la recherche Google « i misteri di Trapani » ; extraits disponibles sur Youtube. Histoire de prouver pour la dernière fois que je suis venue assister à un événement culturel absolument unique, qui justifie largement mon absence prolongée. Cette suspicion permanente quant à ma prétendue paresse caractérisée va finir par devenir lassante à mon avis.
Permettez moi cependant de nuancer le tableau religieux ; la ferveur populaire suivait la procession de très près. Dès qu’elle quittait la rue, c'étaient les étudiants et les lycéens qui prenaient possession des lieux. Et il n’y avait plus rien de catholique dans le va-et-vient de la foule qui passe d’un bar à l’autre, une bière à la main, ni dans la présence des stands de bonbons et des baraques à frites. L’ambiance passait à la fête foraine, très sacrilège en cette nuit de vendredi saint…
Toujours en quête d’expérience culturelle, j’ai assisté le samedi soir à la confection de pizza siciliennes. Préparation de la pâte, assaisonnement, température et temps de cuisson, j’ai pris des notes avec autant de scrupules que jadis en cours de droit constitutionnel. Je garde jalousement le secret de la pizza fraîche monté sur une pâte à pain moelleuse à l’intérieure et croquante en dessous. Salivez charognards, vous n’en aurez pas une miette.
Le dimanche, c’était la Tante Marisa qui invitait pour le repas de Pâques. Premier plat de lasagnes préparées le matin même par les parents Genovese, suivi de l’agneau, et en dessert, une tarte au citron. Non, ce n’était pas « une » tarte au citron, ce serait lui manquer de respect. C’était LA tarte au citron, à faire pâlir de jalousie Bree Van de Kamp. Il faut dire que le jardin de Marisa comptait une demi douzaine de citronniers, chacun pliant sous le poids de leurs fruits. Un parfum indescriptible…
J’ai repris le bus depuis la Marina le lundi à dix-sept heures, après avoir dissuadé la mère de Francesca qui en plus des cinq kilos d’oranges, insistait pour me faire emmener la moitié du contenu de son frigo. (« pour la route ! » oui enfin je m’arrête à Sienne, pas besoin de me donner de quoi tenir jusqu’à Copenhague !).
Il manque à cette lettre pour que son récit soit fidèle à l’expérience, les couleurs de la Sicile, et les odeurs des jardins. Il y manque le goût exquis des plats les plus simples, et des produits frais, et les parfums sucrés des fruits qu’on mangerait à même les arbres. Il manque les tons et les musiques du dialecte sicilien, qui donne à ces scènes et à ces conversations ce petit quelque chose qui rend les instants magiques et les souvenirs inoubliables : une petite touche d’authentique dans ce monde moderne.
C.
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