Brûlons les étapes :
Branle-bas de combat au matin du samedi 2 février, bien après l'aurore – considérant que le vendredi soir avait été…festif – et départ pour Venise. Deux heures de bus et vingt minutes d'un train régional au maximum de sa capacité (affluence métro ligne 4 à l'heure de pointe) le tout avec ce sentiment indicible d'ivresse mêlée d'excitation : je vais à Venise, au Carnaval. C'est historique ! La météo a été contre nous tout le week end. Au mieux, il faisait gris, température novembre lillois, humidité printemps breton. (pardon Etienne, mais c'est vrai quoi !) Ce samedi à treize heures, il pleuvait à verse. Nous devions impérativement reprendre le train de dix-sept heures, ce qui ne nous laissait que très peu de temps pour profiter de la ville et des festivités. Sachant qu'en période normale, il est déjà suffisamment difficile de circuler dans les rues de Venise, pendant le Carnaval les temps de trajet sont élevés au carré. Ma décision était prise : compte tenu de la foule et du timing serré, hors de question que je passe une seule minute à attendre Truc qui veut s'acheter des clopes, Machine qui veut photographier chaque pont, Bidule qui veut essayer chaque masque de chaque boutique. De toute façon, avec la foule et le flot continu, impossible de se déplacer en groupe sans en semer les membres. Non, le Carnaval de Venise, puisque je dois le faire au pas de course, je veux le faire seule. Et en commençant justement par éviter l'autoroute à touristes que constitue la rue principale reliant la gare à la place St Marc, aussi praticable que l'A6 aux abords de Villefranche un jour de chassé-croisé. Carte détaillée à la main, je m'en vais me perdre dans les ruelles humides de la Mystérieuse (aujourd'hui d'ailleurs carrément trempées.) Bon, ça n'a pas traîné, je me suis effectivement perdue ; Venise peut être taquine. Je suis tombée par hasard sur un marché, au bord du Canal Grande. Un vrai, un authentique marché. Des étalages entiers de tous les fruits de la création, une véritable mosaïque de couleurs et de parfums, assez fort pour détromper le gris du ciel et l'odeur de la pluie. Laquelle dégoulinait des chapiteaux, créant une lumière étrange, rehaussant encore l'éclat de ces couleurs, en contraste profond avec cette journée si maussade. J'avais trouvé le soleil, dans les interpellations des marchands, dans les accents colorés du Sud et d'ailleurs, dans les K-way fluos des quelques touristes venus s'égarer dans cette parcelle d'authentique au beau milieu de cette cité-artifice. C'était beau, d'une beauté simple, de celles qui vous arracheraient un sourire ou même une larme, malgré vous. À y repenser, ce spectacle ci valait bien plus que celui qu'offrait la place St Marc. À vrai dire, la place, on ne la voyait plus. Elle était littéralement noire de monde. Je me demande encore comment il avait été possible d'y acheminer autant de personnes, sachant que les rues d'accès n'en laissent passer que deux de front. Il devait s'agir du résultat d'un flot ininterrompu depuis les premières heures du matin. L'atmosphère était étouffante, on se sentait noyé, et la pluie battante accentuait cette sensation. Je suis donc allée trouver refuge dans le Palais des Doges, lequel était opportunément désert. Je me suis fait plaisir, faisant durer la visite autant que possible. Fresques, sculptures, architecture remarquable, meubles, peintures, plafonds renversants témoignaient de la fantastique richesse de Venise la marchande. Les salles d'exercice du pouvoir, salles de Conseil, salle des Sages transpiraient l'Histoire, et leurs couloirs la conspiration. Les salles d'exercice de la justice sentaient encore le solennel, et la tension y était perceptible. Autant que les prisons, les cachots du sous-sol et le Pont des Soupirs avaient gardé dans leurs murs la souffrance et la peur de ceux dont ils avaient vu s'éteindre les dernières heures. Un peu de silence et de solitude en ce jour à Venise valait son pesant d'or. Au dehors, la place ne désemplissait pas. Il fallait à présent se hâter de rejoindre la gare, car il y avait du chemin à faire. On n'avançait pas, on piétinait. De temps à autre, la foule stoppait net, encerclant une ou deux personnes costumées, afin de les prendre en photo. Une avalanche de flash digne de la descente des marches à Cannes. C'était Disney Land, quand les gosses voient arriver Mickey et Pluto. Au final, comme on dit dans la famille, j'ai trouvé que « le Carnaval de Venise, c'est très surfait. » Je me garde d'émettre un jugement définitif, n'ayant pas pu assister à un spectacle ni un quelconque défilé. Cependant, je reste convaincue que Venise comme son Carnaval sont victimes de leur renommée ; ce qu'il y avait d'authentique n'a été préservé que sous forme commercialisable. Ce qu'il y avait de traditionnel a été noyé par l'affluence. Mon jugement est d'autant plus sévère que la veille, j'avais assisté au Carnaval de Vérone.
Vérone. Quatre heures de bus depuis Sienne ce vendredi matin, et nous voilà arrivés sur le coup de midi. La ville était sur son trente et un, prête à faire bonne impression malgré un temps boudeur. Porte d'entrée imposante, rues larges soigneusement pavées, et devant, massif, se dresse un colisée. Belle entrée en matière. Nous avions la journée. J'ai fait équipe avec Alix et Mariella pour cette visite. Alix est française, mieux, elle est lilloise, originaire de Marc-en-Baroeul. Vous me direz, le monde est petit, surtout qu'elle fait ses études à la fac de droit, rue de Trévise, bibliothèque au sein de laquelle je passe le plus clair de mon temps. Autant vous dire tout de suite que ce duo-ci est fait pour survivre à l'Erasmus. Mariella aussi est française, mais je ne l'avais jamais rencontrée avant ; je sors rarement avec les Erasmus, préférant la compagnie des autochtones (en vue d'une meilleure immersion culturelle et linguistique, bien sûr, rien à voir avec le charme brun ténébreux de l'italien moyen). Nous avons donc fait connaissance ce jour-là. Mariella est Corse, vit à Paris, mais a passé pas mal de temps à Montreal. Le courant est bien passé. Extrait de conversation :
« -et t'habites où à Sienne ?
-via di Vallerozzi
-non sans blague ! Moi aussi !
-arrête ! où ça ?
-Près de la salle de gym.
-à laquelle je suis inscrite depuis octobre et que je fréquente avec une assiduité digne de celles que je réserve à mon cours de droit constitutionnel ?
-celle en face de l'épicerie ? Ben ouais moi aussi j'y vais souvent !
Un doute affreux me submerge. Mariella est une amie d'Alix, je sens le coup monté. Elles se moquent de moi.
-quel numéro ?
-28. Et toi ?
-29 !!!
Tout ceci est ridicule. Elle est censée être ma voisine depuis septembre et je ne l'aurais jamais vue ? Impossible. On me ment, on me trompe, ON SE PAIE MA TETE.
-Bon. Raisonnons. Si t'es effectivement inscrite à cette salle de gym, tu connais forcément le mec italo-colombien.
Elle roule des yeux exaspérés
-Oh là là quel boulet celui-là ! »
J'éclate de rire. C'est bon, elle a passé le test, aucun doute possible quant à sa réaction. L'italo-colombien est un habitué-drogué de la salle de gym qui s'imagine que les jeunes filles en fringues de sport dégoulinantes de sueur viennent ici pour se faire draguer par un mec qui passe son temps à se regarder dans les glaces en vérifiant que ses cheveux sont bien en place (il n'a pas de muscles, c'est une asperge.) Il me ferait mourir de rire s'il ne m'énervait pas. Visiblement, il obtient le même résultat avec Mariella.
C'est ainsi que les trois greluches que nous sommes sont parties à la recherche du balcon de Juliette, parce qu'à part ça, je ne savais pas trop ce qu'il y avait à voir à Vérone. A posteriori, je vous dirais que tout est à voir. C'est une ville merveilleuse, d'une beauté que ni la pluie ni la grisaille n'ont su ternir. C'est une Venise en mieux : le même style architectural, aux accents orientaux, mais avec la vie en plus : rideaux aux fenêtres, fleurs aux balcons, commerces, vitrines ordinaires, passants, autochtones attablés dans les cafés. Après avoir erré au détour de ces rues d'un charme sans nom, nous l'avons finalement trouvé, ce fameux balcon. Mais alors, circulez, rien à voir, d'autant que c'est bien écrit dans le guide qu'on ne sait même pas si Juliette a vraiment vécu là, ni si ce balcon est bien le sien. Ce qui n'empêche pas les touristes de faire la queue (et de payer !) pour se faire photographier sur ledit balcon. L'attraction romantique du jour était ailleurs. C'est le porche d'accès à la petite cour qui avait retenu mon attention ; un petit tunnel d'une dizaine de mètres de long, entièrement peint en blanc. Enfin, à l'origine. Les murs étaient à présent recouverts de milliers de tags et d'inscriptions, superposés les uns sur les autres. Des milliers de messages d'amour, de toutes les couleurs. Des noms, des dates, des cœurs, des citations, de petites phrases et de grandes maximes, dans toutes les langues du monde entier. C'était touchant, et tellement impudique, d'être témoin de toutes ces promesses et de toutes ces passions. Allez à Vérone pour la beauté du lieu, et allez voir le balcon de Juliette pour le romantisme de la scène. Mais pas au balcon ; arrêtez-vous sous le porche.
Si les gars du Groupe Erasmus nous avaient amenés à Vérone ce jour-là, c'était à l'occasion du Carnaval. Et sur les seize heures, le défilé est parti. C'est une fête populaire comme celles de ma jeunesse, de celles qu'on aimerait voir plus souvent. Il y avait tous les âges, et tous les animaux de la création, et ceux de l'imaginaire. Il y avait des ribambelles de majorettes, des traditionnelles, des anglaises, d'autres à l'américaine, si légèrement vêtues qu'elles n'auraient pas eu à rougir devant les pompoms lilloises (c'est vous dire !). Il y avait toutes les époques, des Romains à l'Egypte, des marquises aux rois jusqu'aux extraterrestres. Il pleuvait des confettis et du papier de toutes les couleurs. Hauts parleurs et fanfares mêlaient leurs musiques dans une cacophonie explosive. Partout, des rires et des applaudissements, quelques pas de danse le temps de quelques notes. Il pleuvait sur Vérone ce jour-là, mais le soleil était bien là, défilant dans les rues, réchauffant les cœurs, libérant les esprits. Comme un éclat de rire.
Plus tard, nous étions attendus à l'Alter Ego, un boîte en banlieue de la ville, pour un dîner-buffet suivi d'une soirée costumée. Ouais enfin, les italiens sont plutôt coquets dans le genre, et les Erasmus assez frileux ; je gardais un souvenir assez net de la dernière tentative de soirée à thème tentée par le Groupe Erasmus, « chapeaux et lunettes », à laquelle je fus une des rares à participer. J'étais donc fort peu disposée à investir dans un costume, surtout si c'est pour être le seul zèbre à être déguisé…Mais une paire de collants rayés plus tard, j'étais finalement déguisée…en zèbre. (maquillage adéquat à l'appui.) La bonne surprise était que j'étais loin d'être la seule à m'être prêtée au jeu ; j'ai ainsi pu passer ma soirée à harceler des inconnus à grands renforts de flash (« wouah trop cool ton costume, je peux te prendre en photo ?!! ») Jules César, Amy Winehouse et Britney Spears, Shreck, Alice au Pays des Merveilles (accompagnée du Lapin, du Chapelier et de la Reine de Cœur), Peter Pan (Wendy, Clochette, Crochet et les Pirates), une myriade de Zorro (les Espagnoles avaient toutes eu la même idée… !) Bref, un vent de folie soufflait sur cette discothèque ce vendredi soir…
Pavie, c'est assez moche. Il y a bien une antique chapelle entièrement peinte par Giotto, mais la préservation des fresques oblige le musée à réguler les visites version NASA, dix minutes par groupe de vingt personnes avec sas de décompression et désinfection aux entrées-sorties… J'exagère à peine. Et puis moi, je préfère flâner dans les musées, avec un guide sympa qui raconte des anecdotes, et pas me faire trimballer à droite à gauche par l'adjudant-chef avec un vigile qui me souffle dans le cou.
Ce fut donc un excellent et très intense week end, riche en surprises : les italiens aussi savent se prêter au jeu des déguisements (ce n'est pas qu'une spécialité scpo lille), en Italie aussi, parfois, il pleut (pendant tout un week end), la ville la plus romantique du monde n'a pas de gondoles (mais se munir d'un parapluie), le plus beau carnaval du monde n'est pas celui qu'on pense…
C.
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