Vendredi, 19 octobre 2007.
Interlude descriptif destiné à combler l’absence de photos.
Sienne en images.
La porte se referme derrière moi. Il est huit heures quarante. Je jette un coup d’œil sur la gauche, où la via di Vallerozzi disparaît sous la porte d’Ovile. Au-delà, à l’horizon, on devine l’étendue de la campagne, sous un carré de ciel bleu. La journée s’annonce radieuse.
La confrontation avec la première épreuve est immédiate : l’ascension de la via di Vallerozzi sur une cinquantaine de mètres. La pente est raide, et le carrefour de l’Abbadia d’où déboulent scooters et voitures avec plus ou moins de considération pour les alpinistes d’un moment en est l’obstacle majeur. Et puis, c’est le sommet, l’arrivée sur la Banchi di Sopra, la route de Rome ou de Paris, selon le sens dans lequel on l’emprunte. Artère principale de la cité, elle est moins rue que fleuve, toujours parcourue d’un flot continu de l’aube aux dernières heures de la nuit. Impossible d’y accélérer le pas, même à cette heure matinale, il faut négocier avec les hordes de touristes, les travailleurs et les étudiants qui se croisent, les livreurs et les taxis qui tentent vainement de fendre la foule. Sur la gauche, la remarquable Piazza Salimbeni, cerclée de trois palais. Au fond, l’entrée de la prestigieuse Monte Dei Paschi, la banque symbole et principal mécène de la ville. Arrivée Piazza Tolomei, je me faufile à gauche de colonne qui porte la Louve et les jumeaux, l’emblème de Sienne ; on la voit partout. Je m’engouffre à droite de l’Eglise qui surplombe la place dans une ruelle bordée de cafés et de tabacs, qui plonge droit vers le cœur de la ville. J’aime les odeurs du matin. Il flotte dans l’air des parfums de café noir, de miel et d’amandes, accompagnés du tintement de la tasse en porcelaine qu’on repose sur son assiette. Je traverse l’autre rue principale, la Banchi di Sotto, aussi impraticable que la Sopra, avant de disparaître sous un tunnel.
Et là, elle explose devant moi. Le Palais sort de terre, la Tour jaillit devant le soleil, le sol s’affaisse et creuse une cuve de pavées roses. Alors que tout était ruelles étroites, foule, promiscuité et confinement, sur la Piazza del Campo, une force mystérieuse semblent repousser tout obstacle solide aux confins de la demi-lune pastelle, bordée de façades médiévales. Sa perspective si singulière est encore plus frappante à cette heure de la journée, avant qu’elle ne soit envahie par la foule. Mon passage provoque une envolée de pigeons, et le bruissement de leurs ailes étouffe le murmure de la Fonte Gaia, aux bas-reliefs de marbre. J’emprunte la ruelle à droite du Palazzo Pubblico, celle qui s’enfonce au plus bas de la ville. L’étroite rue sinueuse irrégulièrement pavée se déroule sous mes pas, et serpente à flanc de colline. De temps à autre, on peut apercevoir une ruelle adjacente escalader le relief, se dérober sous la pente, disparaître sous un porche.
Commence alors la plus rude épreuve du trajet : l’ascension de la Via Giovanni Duprè. La côte se dresse devant moi, impitoyable, couronnée de son arche fleurie. Je passe devant les portes toscanes qu’on retrouve en cartes postales, sous les balcons en fer forgé, sous le linge qui sèche aux premiers rayons du soleil, sous les volets vernis aux couleurs vives… Sous une arche, entre deux bacs de géraniums, un autre aperçu de la lointaine campagne donne de la profondeur à ce labyrinthe de briques, de pierres et de pavés. Arrivée enfin à la Porte de la Contrada de l’Onde, la rue continue son ascension sur la droite ; elle contourne le restaurant universitaire pour aller jusqu’à la fac’, mais moi je coupe à travers la cour du RU pour passer par le Jardin du Tolomei. Sur quelques pas, la colline bloque la vue, et le ciel bleu, et cette lumière rappellent la dernière dune avant la plage. Et puis, la récompense.
Devant moi, à perte de vue, s’étend la Toscane. Un coup d’œil en arrière complète le tableau : la Tour et le Palazzo Pubblico surplombent la Piazza del Mercato, laquelle sépare les deux crêtes qui portent la ville de ce côté-ci del Campo ; elles semblent embrasser la vallée qui se dérobe devant elles et s’étire jusqu’à l’horizon. Le spectacle est toujours au rendez-vous, mais ce n’est jamais le même. Le matin, la brume envahit la campagne, donnant l’impression de faire face à un océan d’écume. Une tempête silencieuse, immobile, fait rage devant mes yeux. Tout me rappelle ce tableau qui illustrait le mouvement romantique dans mon livre de français de quatrième : « Voyageur contemplant une mer de nuages »… A midi, la brume s’est levée, découvrant ça et là quelques perles rouges nichées entre deux collines : un village, un clocher… La campagne dévoile ses formes vallonnées, et le soleil du zénith illumine ses couleurs : vert, ocre, roux et or composent ce tableau d’une harmonie sublime, changeante, sereine. La brise apporte les odeurs de cuisine, de tomates, d’aubergines, d’huile d’olive, d’épices et d’herbes du Sud. Au coucher du soleil, la Toscane éteint ses couleurs, se drapant d’un voile bleu et brumeux, percé de quelques rares points lumineux, miroitant les étoiles. Telle est la vue qu’offre le deuxième étage de la bibliothèque à l’heure où j’écris. (Sala Legislazione, évidemment.)
Tout à l’heure, je descendrai par la Via di Città, qui zigzague entre les Contrade de l’Onde, la Tortue, l’Aigle et la Forêt. J’y croiserais peut être les Alfieri qui s’entraînent au maniement du drapeau, pour le défilé historique du Palio, au son des tambours. La Via di Città est un autre nerf touristique, bordé de boutiques traditionnelles, desquelles émanent une forte odeur de cuir, celle du sucre des glaces, l’amer du café. Un peu plus tard, on entendra le son clair des verres qui trinquent ; on sentira les parfums du vin, et celui de la pizza qui dore au four, et déchaîne l’appétit.
La ville est vivante. Le contraste est frappant entre l’éternité de ses murs et de ses mansardes dix fois centenaires, et la jeunesse de son cœur. Il n’y a pas de rues désertes, il n’y a pas de silence, tout est musique, mouvements, couleurs, odeurs, lumières. Il est une couleur cependant, une couleur de ville qui manque à celle-ci : le gris. De jour, elle brille de tons pastel, crème et caramel. Le soir, elle dévoile ses ocres, café et chocolat. Elle a parfaitement épousé sa terre, s’est construite et développée au mépris de l’ordre et du rectiligne. Les bâtiments plient et courbent avec les rues, suivent les moindres accidents de ce terrain capricieux, donnant à toute la ville une impression de souplesse, de désorganisation harmonieuse. Tout y est contraste, entre l’ombre et l’étroitesse des ruelles, la lumière et l’espace des places, entre l’immobilité et l’immortalité de ces édifices, et le flot incessant des voyageurs, des visiteurs.
A la tombée de la nuit, les étroites ruelles fermées de hautes façades restituent la chaleur qu’elles gardaient prisonnière, et la douceur du soir persiste de longues heures. La Piazza del Campo se vide doucement, et son étrange perspective devient l’écrin d’une poignée d’étoiles.
Demain, j’emprunterai le même parcours, le même chemin.
Comme d’habitude.
« Nulla di nuovo sotto il sole ».
C.
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